Le vendredi 3 août, un militaire juif en état d’ébriété insultait des indigènes musulmans faisant leurs ablutions à la mosquée de la rue Combes. Une dispute, puis une bagarre provoquaient quelques troubles vite réprimés. Le calme revient ensuite. Le lendemain on ne signale pas d’incident. Au contraire, après une réunion à la Mairie avec les élus musulmans et israélites, on s’accorde pour recommander l’apaisement. Le dimanche 5 août, au matin, revenant d’une réunion au Cercle musulman, une foule se répand inopinément dans les ruelles de l’antique Cirta… Comme obéissant à un mot d’ordre, des musulmans se jettent, dans divers points de la cité, sur les israélites isolés, trouvés par eux dans les rues. Une véritable chasse à l’homme se produit dans les différentes artères. On assomme sans pitié, on achève à coups de couteau. Le deuxième adjoint, un israélite, faisant fonction de maire, se rend à la Préfecture pour solliciter de toute urgence des mesures de défense. La police étant débordée, l’intervention de la troupe va être finalement actée.
Mais, pendant ce temps, les émeutiers continuaient leur œuvre de pillage et de mort. De nombreux magasins juifs avaient leurs devantures défoncées, des incendies s’allumaient pendant que, des maisons fermées et des terrasses, les youyous des femmes musulmanes encourageaient les forcenés à l’assaut des carrefours et des maisons. Au retour d’Emile Morinaud dans sa ville (mais d’où revenait-il et combien de temps aura-t-il mis pour réagir ?) des cartouches seront distribuées aux soldats qui auront ordre de faire des sommations et de tirer si les émeutiers ne reculent pas. Entrée en action, l’armée finit par avoir raison d’eux. Dans l’après-midi, on commence à dresser un bilan.
Des familles entières avaient été massacrées. Les émeutiers étaient montés dans des appartements, y avaient tout brisé après avoir tué les habitants. Des femmes avaient été horriblement mutilées, des petits enfants égorgés, comme leurs parents. Une sage-femme, Mlle Attali, qui avait prodigué ses soins à la population indigène, comme à ses coreligionnaires, avait reçu 23 coups de couteau. Son cadavre avait été jeté à la rue. Tous les membres de sa famille avaient été assommés ou égorgés. Seuls, le veux père, imprimeur, trouvé évanoui et un bébé caché précipitamment sous un berceau renversé sur lui, avaient échappé à la mort. 6 cadavres dans cette seule maison…, ailleurs 8 cadavres, dans la famille Halimi.
Mais les faits ne s’arrêtent pas là. La flambée de violences se propage. D’autres exactions vont se dérouler dans la région, jusqu’à une centaine de kilomètres de Constantine. Des émeutiers armés barraient les routes qui y menaient. Ils arrêtaient les voyageurs, ne laissant passer que les arabes et les français. Autrement dit ne s’en prenant qu’aux israélites. Ce qui fut le cas de deux voyageurs juifs extirpés de leur autocar et mis à mort. Une femme juive eut plus de chance. Elle s’en sortit, par miracle, avec un bras cassé.
Dans les campagnes et dans tout le département, les bruits les plus fantastiques circulaient… la guerre sainte, « El-Djihad », était proclamée.
A Aïn-Beïda, gros centre israélite, tous les magasins juifs avaient été pillés… A Châteaudun-du-Rummel [aujourd’hui Chelghoum Laïd], dans la nuit du 6 au 7 août, 83 israélites étaient attaqués dans des maisons où on les avait réunis par une forte bande armée et ne durent leur salut qu’à l’intervention énergique de la population française…
Et la litanie des massacres s’égrène encore et toujours : coups de feu, coups de couteau, coups de poing, coups de matraque... Enfin, l’action publique prend le relais.
La Justice a ouvert aussitôt les instructions nécessaires au fur et à mesure des arrestations nombreuses qui ont été opérées… Des aveux ont été recueillis de la bouche d’assassins se vantant de leurs forfaits. Des preuves accablantes, affirmant d’horrifiants détails, établissent des culpabilités indéniables.
La communauté juive paiera ainsi un lourd tribut à ces émeutes. Les familles pleureront leurs morts et les pertes matérielles se révèleront considérables, suite aux pillages et aux incendies. Je suppose que l’auteur de ce journal du siècle n’avait pas voulu embarrasser son récit de tels détails du massacre. Il a dû les juger superfétatoires. En effet, les actes de cruauté avaient été édulcorés à dessein.
Eugène Vallet, de son côté, fait preuve d’une évidente intégrité. Il ne nie en rien qu’il s’agisse d’un pogrom. Du reste, il emploie le mot. Puis il se met à en chercher les causes. Il écarte d’emblée une cause souvent mise en avant de nos jours par la gauche, à savoir l’excuse de la misère pour justifier l’explosion de fanatisme. Son analyse, pour être succincte, n’en dégage pas moins les vraies raisons. Il avait vu ni plus ni moins fermenter la future guerre d’Algérie.
Vallet n’évoque pas les fausses rumeurs, celle du soldat juif qui aurait uriné sur une mosquée et celle de l’assassinat par les juifs du docteur Bendjelloul. Certaines narrations modernes de l’événement évoquent plutôt un tailleur qu’un soldat. Mais qu’importe ! De plus, Vallet observe que d’autres rumeurs aussi infondées visaient à accroître le nombre de morts musulmanes, visiblement dans le but d’équilibrer les responsabilités. Quant à la défaillance de l’Etat laissant une population vulnérable aux coups des meurtriers, il n’en est évidemment pas question. Vallet n’allait pas faire reposer la faute sur son mentor Morinaud et son inaction. Au passage, notez le parallèle avec le Bataclan où là aussi l’Etat a failli de toute évidence au vu des témoignages qui commencent à filtrer. On y décèle une même effusion de violences aveugles que des autorités par faiblesse ou par compromission laissent commettre.
Ce qui me frappe, c’est que ce pogrom a eu lieu à une époque où l’Allemagne ouvrait la voie à d’autres pogroms, cette fois à cause de la soldatesque nazie. La concomitance ne peut qu’interroger. La bouffée meurtrière d’une fraction de la population musulmane constantinoise a comme répondu en écho à ce qui se passait au cœur de l’Europe. Je n’oublierai pas de sitôt ces mots : des maisons fermées et des terrasses, les youyous des femmes musulmanes encourageaient les forcenés…