Ce qui ne trompe pas, c’est la chape de plomb qui s’abat sur la France et ses médias dans une affaire comme celle-là. Personne n’ose ni enquêter sérieusement ni suspecter qui que ce soit, encore moins les huiles politiques. On se contente du factuel, des banalités d’usage. Les années passent. La lâcheté s’installe. La poussière recouvre le dossier. Et puis les hommes meurent, les uns après les autres. Lorsque tous les protagonistes de l’assassinat sont trépassés, alors la vérité commence à émerger. Commence seulement, car il y a toujours des seconds couteaux en vie ou encore des familles influentes qu’on ne tient pas à voir éclaboussées, même si leur implication le mériterait. Un demi-siècle plus tard, la vérité finit par percer. Elle se fait connaître au moins dans les grandes lignes et, même si justice n’est pas rendue et ne le sera jamais, au tribunal de l’histoire les coupables garderont à jamais une marque d’infamie. On aura découvert que ces gens sans foi ni loi se sont servis de l’Etat pour régler leurs comptes personnels.
Les faits en vrac. Une version officielle invraisemblable (une noyade dans 60 cm d’eau), des policiers et un procureur appartenant au sulfureux Service d’Action Civique, le SAC, une officine faite de barbouzes et de politiciens machiavéliques en cheville avec le milieu, en tout 77 anomalies, invraisemblances, contradictions et autres irrégularités comptabilisées au cours de l’enquête, une enquête bâclée et falsifiée, et ce dès les premiers relevés sur la scène de crime ou plutôt sur le lieu où le corps a été découvert, des analyses médicales non effectuées, des scellés volés, une parodie de justice, des journalistes aux ordres pour relayer la version officielle sans trop poser de questions, une victime pressentie pour être le premier ministre mais qui gênait les chiraquiens du parti gaulliste et leurs gros bras, une tentative de ternir la mémoire de la victime dans une affaire immobilière (une histoire de terrain à Ramatuelle)… tous les ingrédients sont là pour faire passer dans l’opinion publique un odieux crime d’Etat pour un suicide sans lendemain.
Les commanditaires. Jusqu’où est-on remonté aujourd’hui pour désigner les coupables ? Fabienne Boulin-Burgeat n’hésite pas à mettre en cause ceux à qui le crime a profité et à nommer les commanditaires du meurtre de son père. Le témoin Elio Darmon ne fait que corroborer ce verdict. Ce sont Charles Pasqua et « le grand », c’est-à-dire Jacques Chirac. Auxquels on pourrait rajouter l’incontournable monsieur Afrique, l’homme de réseaux, Jacques Foccart, alias « le sphinx ». Pasqua, Foccart ainsi qu’Achille Peretti avaient fondé le SAC vingt ans plus tôt. Et, même si son patron était alors Pierre Debizet, Pasqua et Foccart conservaient la mainmise dessus.
Le SAC. Il était devenu en 1979 une organisation mafieuse avec des ramifications jusqu’au sein de l’Etat. Ses chefs étaient sans scrupules. Le SAC recrutait dans la Justice, la police et les services secrets, le SDEC. Il était bien sûr le mieux placé pour exécuter les basses œuvres. Le procureur général près la cour d’appel de Versailles, Louis-Bruno Chalret, qui sera en charge de l’affaire, en faisait partie. De retrouver les principaux instigateurs d’un crime d’Etat aux manettes de l’enquête sur le meurtre de leur victime, cela ne vous rappelle-t-il rien ? Eh bien oui, cela rappelle un Allen Dulles très probable donneur d’ordre de l’assassinat de JFK que l’on retrouve ensuite à la Commission Warren pour mieux valider la thèse du tueur isolé Lee Harvey Oswald et torpiller les recherches en direction des vrais assassins. N’est-ce pas le plus sûr moyen pour les coupables voulant étouffer un crime d’Etat et se disculper que de mener eux-mêmes l’enquête sur leur crime ?
Le mobile. Une guerre opposait de manière notoire le président Giscard d’Estaing et son ex-premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier, à la tête du parti gaulliste, le RPR, avait une ambition dévorante. Ses dents rayaient le parquet. Déjà, lorsqu’il s’était emparé du RPR à la hussarde, Robert Boulin avait démissionné du parti pour protester. Pour lui, Chirac était un faux gaulliste et un opportuniste. Et il ne faisait pas de doute qu’il briguait la candidature gaulliste à la présidentielle de 1981. Cependant, près de deux ans avant, la rumeur courait que Boulin était un potentiel premier ministre. Ancien résistant et chef de réseau, ce que Chirac ne pouvait prétendre avoir été, Boulin aurait pu ainsi être un meilleur candidat pour les gaullistes. Dès lors, pour les chiraquiens du premier cercle, le sort de Robert Boulin était scellé. Le clan Pasqua Chirac a donc œuvré pour se débarrasser de l’obstacle de plus en plus gênant que constituait le ministre du Travail. Un passage à tabac, sinon un assassinat, ne les arrêtait pas dans leur entreprise d’accession au pouvoir. Le SAC était là pour ça, effectuer la sale besogne.
Le scrutin ne l’ayant pas amené au second tour de la présidentielle en 1981, Chirac voulut au moins être le numéro un à droite pour la fois suivante. Il « poignarda » alors Giscard dans le dos en misant sur Mitterrand au second tour. On connait l’histoire. Giscard ne s’en remettra jamais. Boulin éliminé et Giscard écarté, Chirac deviendra le premier opposant à Mitterrand, à droite. En définitive, le meurtre avait payé ! « Le grand » accèdera, comme chacun sait, à l’Elysée en 1995.
Quant à Giscard, il ne se présenta pas aux funérailles de son ministre. Motif : il était à une chasse (sic) ! Cette incongruité laisse planer un doute sur le jeu réel qu’il a joué.