Avec Mille milliards de dollars, l’intrigue débute par une scène à la Watergate. Cette fois, le journaliste, campé par Patrick Dewaere, est tout ce qu’il y a de plus intègre. C’est plutôt la Gorge profonde, lui transmettant des informations sur un politicien très en vue, qui se révèle être le manipulateur. Suite au papier que le journaliste fera paraître sur les supposées malversations de l’homme politique, ce dernier se suicidera à en croire le rapport de la police. Mais le journaliste découvrira vite qu’en fait il a été assassiné et que son informateur anonyme l’a manipulé. L’homme politique ne voulait pas se plier aux injonctions d’une multinationale appartenant à la fameuse bande des trente. Aussi une organisation secrète à la solde de la compagnie se chargera d’exécuter la machination et d’éliminer le gêneur. L’incorruptible journaliste ayant poursuivi son enquête se voit menacé. Il échappe même à plusieurs tentatives d’assassinat, toutes perpétrées par l’organisation criminelle déjà évoquée. A l’époque, ce scénario ne choqua personne. Cela ne parut pas extravagant. Alors pourquoi aujourd’hui n’accepte-t-on pas l’idée que l’oligarchie résolve certains de ses problèmes par l’assassinat ? Pourquoi est-ce si impensable ? C’est impensable peut-être parce que nous avons une foi aveugle dans le système, et c’est un grand tort. Les investigations du journaliste porteront finalement leurs fruits quand arrivera à sa connaissance le fait que la multinationale avait joué, un temps, pendant la guerre, le jeu de l’Allemagne nazie. Or, dévoiler ce passé revenait à braquer les projecteurs sur les monstres qui l’avaient toujours dirigée. On sait aujourd’hui, grâce aux travaux irréfutables des historiens, les liens étroits qu’ont entretenus les élites américaines avec les nazis. Ces élites industrielles et financières n’ont pas hésité à jouer, durant la guerre, l’Allemagne gagnante. On connait tous l’inclination d’Henry Ford pour le régime nazi. Mais là ne s’arrêtent pas les accointances. Si l’entreprise Ford s’implanta en Allemagne, beaucoup d’autres en firent autant : la Standard Oil, de l’empire Rockefeller, en lien avec IG Farben, mais aussi Monsanto, Coca-Cola ou US Steel, les banques Morgan ou Dillon… De telles relations perdureront même après l’entrée en guerre des deux pays. Dans ce partenariat seront encore impliquées ITT, General Motors, IBM, dont le président sera décoré par Hitler en 1938, DuPont de Nemours, General Electric, Kodak ou Texaco. Pour revenir au film, la multinationale incriminée s’appelle GTI. Beaucoup y ont vu un clin d’œil en direction d’ITT. L’élite de Wall Street aura eu ainsi une part importante dans l’ascension d’Hitler et surtout dans l’élaboration de sa machine de guerre. En particulier la Chase National Bank et la Morgan Bank. Côté nazi, le banquier Hjalmar Schacht, tour à tour président de la Reichsbank, ministre des finances de 33 à 43 et dont la famille était originaire de New York, symbolisera cette « élite financière internationale qui exerce son pouvoir dans les coulisses à travers l’appareil politique d’une nation. Il constitue un lien essentiel entre Wall Street et le premier cercle d’Hitler », rapporte l’historien Antony Sutton.
On s’apercevra au fil de l’histoire que les pratiques ignominieuses du patron de la multinationale, un américain comme de bien entendu, n’ont guère changé. Quarante ans après la sortie du film, ce ne sont pas mille milliards de dollars mais des dizaines de milliers de milliards de dollars que pèsent ces entreprises pantagruéliques. Pour le seul fond de pensions Black Rock, on évoque 10 000 à 20 000 milliards de dollars.
Si le film expose la collusion entre les médias parisiens, le milieu politique sous influence et les milieux économiques (multinationales et autres trusts), il élude la cartellisation bancaire. Il y a fort à parier que Verneuil n’a pas souhaité alourdir une intrigue suffisamment riche comme ça.
En revanche, la fin lui donne l’occasion d’être encourageant. Son scénario nous suggère l’idée de passer par-dessus la presse traditionnelle acquise à l’oligarchie, en créant nos propres réseaux afin d’informer réellement le public. C’est sa suggestion, la porte de sortie qu’il nous indique. Et en effet pour que l’article du journaliste puisse paraître, malgré l’obstruction de son propre patron, un petit organe de presse de province décide de mettre le paquet. Ce petit journal se mettra en quatre pour effectuer un tirage exceptionnel et couvrir tout le pays. C’est le message plein d’espoir, celui de commencer par nous prendre en charge, que nous délivre Henri Verneuil.
Le film fut tellement en avance sur son temps que, malgré un résultat honorable au box-office, il ne resta pas dans les mémoires contrairement à I comme Icare. Peut-être parce que la mécanique des affaires a toujours paru trop ardue au public. Un casse dans une banque est bien sûr plus cinématographique. Et pourtant, l’œuvre aurait mérité de rester dans les annales, tant elle s’est montrée prophétique. Verneuil est un grand cinéaste, un peu oublié aujourd’hui. Avec cette courageuse production de Mille milliards de dollars, il nous prévenait de ce qui allait nous tomber dessus. Chapeau bas, monsieur Verneuil !
En fait, au travers de ces deux opus, Verneuil nous en disait long sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’Etat profond transnational, sur son fonctionnement, ses méthodes sans foi ni loi et son emprise tentaculaire. A propos de GTI, il fait dire à son héros que, derrière ces trois initiales discrètes, se cache la plus gigantesque machine à broyer les frontières, les Etats, les intérêts collectifs dans le seul but de produire plus, créer sans cesse des marchés et vendre. Précisément l’actualité nous fournit un bel exemple de sacrifice des intérêts collectifs, lorsque l’Etat français à son sommet brade le sort de sa population en lui tordant le bras avec une réforme des retraites inique au bénéfice du Forum de Davos et de Bruxelles.