Bien qu’il ne se voie pas aussi clairement, l’écrivain d’origine serbe Slobodan Despot a relevé un marqueur on ne peut plus manifeste, l’entrave à la liberté de déplacement. Tous les systèmes totalitaires, dit-il, introduisent des passeports intérieurs et veulent savoir où l’on va. Pour ne prendre comme exemple que l’ex Union soviétique, les difficultés à se déplacer sur son territoire pour n’importe quel habitant, la surveillance des moindres mouvements participaient du contrôle par le pouvoir de la vie physique des citoyens. Pour moi, ce n’est pas de l’Histoire mais bien une réalité que j’ai vécue à Odessa, du temps de Brejnev. Une chape de plomb avait recouvert l’URSS depuis soixante ans. On pensait que le pays ne s’en sortirait jamais. En tous cas, pas avant plusieurs générations. Echappé du groupe supervisé par des accompagnateurs, en d’autres termes des mouchards, bredouillant des bribes de russe, je m’aventurai près du fameux escalier que le film Le Cuirassé Potemkine immortalisa. Le landau en dévalant ses marches reste dans les mémoires. Me promenant sur place, je réalisai un rêve de cinéphile. De manière machinale, j’engageai la conversation avec un habitué des lieux qui me raconta qu’il était l’objet d’une surveillance constante des autorités locales. Deux indicateurs de police, non loin de là, feignaient de ne pas nous remarquer. De parler à des oreilles compatissantes lui remonta le moral, ainsi que de voir que l’on prenait au sérieux son calvaire de réfractaire. Cela me fit bénir, en mon for intérieur, le régime démocratique.
Précisément, ne retrouve-t-on pas ce marqueur-là dans la dictature à visage sanitaire qui a démarré avec le covid ? N’avons-nous pas, en effet, été entravés dans nos allées et venues ? N’avons-nous pas été assignés à résidence, n’avons-nous pas dû nous écrire des autorisations de sortie, être nos propres geôliers, n’avons-nous pas été limités dans nos déplacements à un kilomètre, puis à 100 ? N’avons-nous pas eu à présenter des ausweis au restaurant, à l’hôpital, à l’entrée de la maison de retraite et de la bibliothèque ? Des passeports intérieurs nous ont bien été imposés, et d’autant plus que nous étions récalcitrants.
Le covidiste, qui ne se remet jamais en question, qui ignore les preuves rationnelles qu’on lui soumet et qui obtempère à l’injonction de l’autorité avec des réflexes pavloviens, car au fond le totalitarisme dans son expression actuelle sinon lui convient du moins sert ses intérêts, a tout intérêt à prolonger les mensonges. Il répondra à l’argument de l’entrave au déplacement par un : et ce n’est que cela votre enfer totalitaire ? Il en minimisera les conséquences.
Ce à quoi Slobodan Despot, dont le caractère a été forgé par le totalitarisme soviétique, répondrait : si vous voulez un autre marqueur, on pourrait citer les entraves à la culture. Avec ce marqueur, il est tout simplement question de restreindre la liberté de se cultiver et celle de penser. En 2017, nous rappelle Despot, le gouvernement français avait bien tenté de faire passer une loi imposant une taxe aux bibliothèques. On a voulu taxé la lecture de livres. Par bonheur, une levée de boucliers eut lieu qui a fait échouer le projet. Lorsque l’Etat, ajoute-t-il, se met à légiférer, à taxer surtout, parce que taxer ce n’est pas seulement vous prendre de l’argent, c’est aussi contrôler ce qui est fait […] ce que vous avez lu, une telle immixtion de l’Etat […] dans la vie quotidienne des gens, j’appelle cela une dérive totalitaire d’un Etat.
Pour notre covidiste de base, si l’état devait aller jusqu’à exécuter des autodafés, il détournerait le regard comme il l’a fait pour les effets secondaires des injections, les suspensions des soignants, les atteintes multiples au bon déroulement de la vie parlementaire, les mesures euthanasiques par le rivotril dans les maisons de retraite, etc. La liste est longue d’horreurs que le covidiste de la rue est prêt à passer sous silence. Toute sa bonne conscience, il l’a mise dans le port systématique de son masque et dans sa prétendue vaccination. Elle fait office pour lui de laisser passer et d’orthodoxie de la pensée. En outre, quant la vie est soi-disant en jeu, la culture et le savoir, déjà fortement démonétisés, ne pèsent pas lourd devant le chantage à la santé. Mais surveiller les lectures des individus est indiscutablement un marqueur du totalitarisme. Chez les communistes on vidait les bibliothèques des ouvrages sulfureux et chez les nazis on faisait de grands feux de joie avec les livres interdits. Le papier étant passé de mode, chez les covidistes on bannit des réseaux sociaux les auteurs qui ne sont pas en odeur de sainteté. S’il fallait à notre covidiste une piqûre de rappel, qu’il aille revoir le film de François Truffaut, Fahrenheit 451, à défaut de lire l’ouvrage de Ray Bradbury qui l’a inspiré. Tout l’objet du film réside dans le sort réservé au savoir émancipateur en période totalitaire.