Cela fit jusqu’à présent le bonheur des petits et des grands, et également celui des physiciens de haute volée. Il existait bien une théorie concurrente, mais elle présentait beaucoup trop d’inconvénients. J’en étais là pour ma part de l’état des connaissances, lorsque je suis tombé sur le dernier numéro de l’Astronomie, magazine dans lequel il m’est arrivé de faire paraître deux ou trois articles. Celui-ci titrait, à sa une, en caractères gras : La matière noire et l’énergie noire existent-elles ? Rien que d’oser poser la question aurait paru blasphématoire, il y a peu. Et en effet dans un article précis et concis de l’éminent astronome James Lequeux, de l’Observatoire de Paris, j’apprends qu’un nouveau modèle semble rivaliser avec celui de la matière noire. Ce modèle, c’est le modèle IEV (IEV pour Invariance d’Echelle du Vide, formulation barbare pour le profane, il faut l’admettre). Des astronomes se sont penchés dessus depuis la fin des années soixante-dix. En dépit de nombreuses lectures sur le sujet, j’avoue mon ignorance totale sur ce domaine précis de recherche. Il faut dire que depuis cinquante années il n’y en avait que pour la théorie de la matière noire, au point que même le terme de théorie avait été abandonné. On semblait parler de matière noire aussi concrètement qu’un cuisinier parle de ses petits plats qui mijotent dans le four. Et peu importait qu’on n’ait aucune idée de la nature de cette matière qui semblait cependant inonder l’univers. De temps en temps quelqu’un osait, l’impertinent, s’aventurer à le rappeler, mais la communauté des astronomes mettait pudiquement un mouchoir dessus et passait à autre chose.
La nouvelle théorie semble de surcroit régler un autre problème, celui de l’énergie noire, une découverte datant de 1998 et dont là encore personne n’a idée jusqu’à ce jour de la nature. C’est dire que l’IEV est prometteuse et elle pourrait reléguer notre époque à une ère d’errances. Ces dernières décennies, l’astronomie s’était trop complue dans la chasse aux objets noirs. Jusqu’à broyer du noir et avoir les idées de la même couleur. Mais enfin une lueur perce les ténèbres. Et je veux y vois un message plein d’espoir.
Au-delà de l’argumentaire scientifique proprement dit, ce qui m’a paru révélateur dans l’exposé de James Lequeux figure dans l’épilogue : « Le modèle IEV pose par ailleurs, note-t-il, une difficulté d’ordre psychologique. Les physiciens et les astronomes qui recherchent depuis des dizaines d’années la nature physique de la matière noire et de l’énergie noire ont beaucoup de mal à envisager un tel modèle qui, s’il est validé, fera que ces quantités n’existent tout simplement pas et que leurs efforts auront été vains. Mais c’est ainsi que va la science, et certains commencent enfin à prendre au sérieux ce modèle iconoclaste. »
En premier lieu, pourquoi des scientifiques pourraient manifester des préjugés face à une théorie ? Seul l’examen rationnel ne devrait-il pas les guider ? Et non une quelconque contrariété. Encore moins faudrait-il les ménager, et c’est pourtant ce que sous-entend James Lequeux. Des générations de chercheurs, qui ont pris pour argent comptant des théories qui pourraient s’avérer fausses en définitive, seraient réticents à valider une bien meilleure théorie au motif de leur désappointement. Parce qu’ils auraient travaillé sur des chimères, ils rechigneraient à envisager de changer de modèle ? Est-ce bien cela ? Ai-je bien compris ? Est-ce digne d’une attitude scientifique ?
A vrai dire, leurs états d’âme importent assez peu. Comme ne l’envoie pas dire Lequeux, ainsi va la science. Ces chercheurs auraient dû y songer avant. Les connaissances scientifiques ne sont pas une rente éternelle. C’est leur propre d’être tôt ou tard dépassées. Que leurs efforts aient été vains à l’arrivée ne présente aucune espèce d’importance au regard de la marche de la connaissance. La science est jalonnée de cimetières où reposent expériences au rebut et théories délaissées. Seul l’orgueil parle chez ces scientifiques qui n’admettraient pas avoir soutenu des idées obsolètes, si tant est, encore une fois, que l’IEV emporte l’adhésion des chercheurs intègres, après de nécessaires mises à l’épreuve de sa robustesse.
Il faut des périodes extrêmement troubles, comme celle que nous vivons, pour déboulonner des certitudes érigées en dogmes. La remise en question s’étend alors à beaucoup de domaines. L’astronomie en est un où les conservatismes sont aussi jaloux qu’ailleurs. Même là, la doxa a tenu à s’imposer, peut-être bien pour canaliser la soif de connaissance et la tarir au besoin. Aussi avec le modèle IEV, est-on, qui sait, à l’aube d’une révolution copernicienne dans notre approche cosmogonique. Peut-être une refonte de notre vision de l’univers se dessine-t-elle, pleine de promesses et lumineuse, au contraire de la funèbre vision relative à l’introuvable matière noire.¾
Photo d'illustration : L'un des trois Prix Nobel de Physique 2022 John Clauser