Du projet Grand Israël j’en entends beaucoup parler. En mal forcément. Cependant du projet Grande Turquie jamais. Pourquoi ? Comme le note Le Courrier de l’Indien, « Erdogan est musulman, Frère musulman, panturc et néo-ottoman. Il cherche à restaurer l’empire ottoman. » Plusieurs sources le corroborent. Pour commencer, l’Organisation des Etats turcs placée sous l’aile d’Ankara traduit bien l’influence de la Turquie dans la région et surtout ses prétentions. La télé turque n’hésite pas quant à elle à parler d’expansion territoriale. Les ambitions d’Erdogan dépassent incontestablement les frontières actuelles du pays. Il n’en fait pas mystère. Devant ses collègues du parti réunis à Sakarya il y a peu, il entendait rebattre les cartes, celles issues de la Première guerre mondiale, et « récupérer » d’anciennes marches de l’Empire ottoman. « Les villes que nous appelons Alep, Idlib, Damas et Raqqa, leur a-t-il confié, deviendront nos provinces, comme Antep, Hatay et Urfa ! » Le 19 décembre encore, commentant les événements en Syrie, il déclarait que son pays ne pouvait pas se confiner à ses frontières actuelles et a promis de poursuivre ses interventions militaires dans d’autres pays. Le Sultan manquerait-il d’espace vital ? Remarquez qu’aucun de nos brillants géo-politologues, Ferreira, Stoquer ou autres, n’y trouvera à redire. Il s’agit d’un non-sujet pour eux. Aucun ne le défiera ! Comme Le courrier de l’Indien ne le leur envoie pas dire : « La Turquie sera-t-elle sanctionnée pour épuration ethnique, génocide (ce n’est pas son premier) ? Erdogan sera-t-il mis en examen par la CPI ? » Toutes ces questions sont éludées par nos géo-politologues de plateau non mainstream, alors qu’elles sont systématiquement traitées, et dans le même sens, du moment qu’elles s’appliquent à Israël et à Netanyahu. Si la Turquie envahit le Kurdistan, si la Russie envahit la Crimée et le sud de l’Ukraine [et si vous n’y voyez aucune objection], quel est donc votre problème avec les israéliens ?, semble leur lancer Le Courrier de l’Indien. Les souverainistes ne voient en effet aucune raison pour que Poutine n’annexe pas les quatre oblasts disputés à l’Ukraine, une fois la guerre terminée. Ils le disent. Ils l’admettent. D’un conflit il en ressort un nouveau découpage territorial et c’est ainsi. Et certains territoires échoient au vainqueur. Alors pourquoi vont-ils encore s’indigner si Netanyahu annexe le Golan après la chute de l’ennemi Bachar ? Ce qu’ils ne feront jamais contre Poutine, Khamenei ou Erdogan. Pourtant Israël a montré par le passé qu’il pouvait troquer la paix contre la restitution de territoires comme le Sinaï. Mais qui le reconnait ?
Passons à l’Iran. Mohsen Sazegara, cofondateur du Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI), a confirmé au grand reporter Emmanuel Razavi qu’un schisme s’opérait bien entre plusieurs courants parmi les dirigeants iraniens. Bien sûr il y a plus que jamais les idéologues, néanmoins il existe aussi des pragmatiques qui ne veulent pas d’un affrontement avec Israël, qui conduirait le pays au chaos. En fait l’Iran a un problème similaire au nôtre, un Etat profond dans l’Etat qui a tout noyauté. En Iran, il porte un nom. C’est ainsi plus facile de le cibler. Il s’appelle le CGRI, avec ses pasdarans et ses bassidjis. Mustafa Hijri, le leader du Parti démocrate kurde, autre source d’Emmanuel Razavi, lui a également confirmé qu’il existait « de nombreuses dissensions au sein du régime, y compris entre Khamenei et les gardiens de la révolution. La République islamique est à bout. Elle fait face à trop de crises. »
A l’attention des obnubilés du Grand Israël, qu’ils sachent qu’existe aussi un projet Grand Iran. Ils doivent l’ignorer puisque je ne les entends jamais en parler. Dans le monde arabe, il circule que, sous prétexte de libérer la Palestine, l’Iran a l’intention d’occuper la Syrie, le Liban, le Yémen et l’Irak, ce qu’elle faisait plus ou moins déjà, vous me direz. Et les pays du Golfe auraient conscience de ce plan.
Maintenant voyons à la lumière des événements en Syrie quelle tournure la reconfiguration du Moyen-Orient pourrait prendre. Plutôt que d’un Grand Israël, je n’accorde que peu de crédibilité et d’avenir à ce projet nourri par les extrémistes israéliens, je crois à un autre scénario désormais possible et qui satisferait Netanyahu et Trump : celui de la déstabilisation de l’Iran par des frappes aériennes sur ses installations nucléaires. La défense aérienne syrienne étant détruite, Israël pourrait utiliser l’espace aérien de la Syrie pour attaquer l’Iran. Les médias israéliens s’en font l’écho. Je crois pouvoir avancer que ce sera avec l’assentiment de Trump, qui sait que pour amener la paix au Moyen-Orient la disparition du régime des mollahs est un impératif. Jetez un œil sur la carte. Une frappe aérienne en provenance d’Israël nécessite de passer par l’Irak après la Syrie. Or, à la frontière nord irano-irakienne, les forces kurdes présentes pourraient venir en appui à l’aviation israélienne. Emmanuel Razavi, dans un chapitre de son livre La face cachée des mollahs, consacré au Kurdistan irakien, évoque à demi-mots un tel scénario. «… les Kurdes, écrit-il, éventuellement appuyés par les Etats-Unis, la France et Israël, pourraient à terme utiliser leurs positions militaires dans le nord de l’Irak comme base arrière permettant aux Occidentaux de mener des opérations de renseignement et, éventuellement, de sabotage. » Les Kurdes sont aux avant-postes dans la lutte contre le pouvoir de Téhéran. Déjà, lors du mouvement de 2022, ils ont été à la pointe de la contestation. On se rappellera que la jeune Mahsa Amini, dont la mort dans les geôles iraniennes à cause d’un voile mal porté a déclenché le mouvement en question, était kurde. Razavi écrit encore : « Des sources de renseignements français et britanniques assurent que le Mossad aurait lancé des opérations ciblées contre l’Iran depuis cette région [du Kurdistan irakien] en s’appuyant sur le soutien des peshmergas iraniens. L’un de ses drones aurait bombardé une usine d’armement à Ispahan dans la nuit du 28 au 29 janvier 2023. » D’autres attaques de ce genre ont eu lieu sur Ispahan en avril 2024. Un diplomate français le lui a même assuré : « En cas d’attaque israélienne contre l’Iran, le Kurdistan irakien pourrait servir de base arrière. » Pour le géopolitologue Frédéric Encel cependant, une « intervention israélienne contre l’Iran ne pourrait être que chirurgicale et ciblée sur des sites nucléaires. » On voit que la chute de Bachar el-Assad ouvre la voie à l’anéantissement de la force de frappe nucléaire iranienne, ce qui fragiliserait le régime des mollahs et qui annoncerait, après leur perte d’influence sur l’échiquier politique régional, leur perte de pouvoir de nuisance sur le plan intérieur. Enfin même Nicolaj Starikov, le journaliste russe peu favorable à Netanyahu, évoque une telle escalade.