J’ai moi-même essuyé les plâtres de l’expérimentation de ces chimères. J’étais alors sous la tutelle d’un formateur, un professeur de grande valeur, soit dit en passant. Je devais lui montrer les activités que j’encadrais. En l’occurrence des travaux pratiques sur les états de la matière. Après trois séances, il n’en démordait pas. Je faisais du très mauvais travail. Ce, parce que j’étais trop directif. Je ne lâchais pas la bride à mes élèves. A son air dépité, je voyais bien que je courais à la catastrophe. Ma titularisation se trouvait gravement compromise. Alors après mûre réflexion je décidai de dresser un plan de bataille, bien qu’il m’en coûtât. La semaine suivante, je lui proposai une quatrième séance au cours de laquelle je mis à disposition des élèves tout un arsenal instrumental, l’accès libre à l’eau et la permission de faire tout ce qu’il leur passerait par la tête afin de répondre à une question que j’avais posée au tableau. Je donnais le top départ pour une heure de ce qui allait être un vrai foutoir. Ce fut le plus grand bazar que j’ai jamais eu dans une classe. Mes expérimentateurs en herbe avaient tout éclaboussé. Des flaques jonchaient le sol. Eux-mêmes étaient trempés. Des récipients avaient volé à travers la salle. Quant au bruit, je vous laisse l’imaginer. Un niveau sonore digne d’une piste d’atterrissage. Je dus prendre sur moi pour passer ainsi cette heure de travaux pratiques. Les élèves étaient parvenus néanmoins à percevoir la sonnerie de fin de cours parmi le brouhaha. Ils ont un sens inné pour la cloche. Après leur sortie, inutile de vous dire, j’appréhendais la réaction de mon formateur. Je l’entendais déjà me dire : il ne faut pas exagérer tout de même dans l’excès de liberté que tu donnes à tes élèves. Quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre au contraire louer mes efforts. C’est exactement ce que j’attendais de toi, se réjouit-il. Ma titularisation était sauvée. La séance suivante se déroula sans sa présence. Les élèves entrèrent en désordre et dans l’espoir d’un nouveau capharnaüm. Mais à leur grande consternation je leur dis, en tapant du poing sur la table, que la fête était finie et que nous allions reprendre les cours d’une manière moins brouillonne.
Toujours dans l’optique de l’élève roi, il est question du traumatisme qu’il pourrait éprouver, pour une raison ou pour une autre. Le must de l’esprit de guimauve a été atteint lorsqu’on a fortement conseillé aux professeurs de ne plus corriger au stylo rouge, de peur que ça ne traumatise l’élève. Décidément nos pédagogues ont trop regardé le monde des bisounours. S’il faut le rappeler, quel est au juste le but de l’école ? Donner des connaissances, transmettre le savoir, former ensuite l’esprit du futur citoyen afin qu’il trouve sa place dans la société et au final qu’il ait la capacité de se former à l’emploi de son choix. Dans ces conditions, l’apprentissage ne peut pas être un long fleuve tranquille et la couleur de l’encre n’y aura jamais qu’un rôle décoratif. C’est ce genre de niaiseries que le pédagogisme de l’élève roi aura professé un demi-siècle durant.
On a insufflé dans l’esprit des parents l’idée que l’enfant était facilement traumatisé. Aussi chez les nouveaux parents cela a-t-il pris de l’ampleur. Une ampleur décuplée par les réseaux sociaux qui plus est. D’où la mode du cododo pour que le nouveau né ne se sente pas seul dans son lit. D’où le fait encore d’éviter coûte que coûte que bébé ne pleure. Pour ces parents démissionnaires, plutôt le laisser faire ses quatre volontés et ne plus dormir que d’entendre ses pleurs. Combien de fois ai-je entendu : on ne laisse pas pleurer un bébé. Pourquoi ? J’attends encore la réponse… Et de toutes les manières les occasions ne manqueront pas dans sa vie ultérieure de pleurer pour un oui ou pour un non. Au bout de plusieurs mois à ne plus trouver le sommeil, est-ce que ces parents penseront avoir fait le bon choix et être suffisamment en forme pour élever sereinement leur progéniture dès le plus jeune âge ?
A l’école, le fait de vouloir écarter les risques de trauma, le plus souvent imaginaire, a donné lieu à la dépossession de l’enseignant de ses prérogatives majeures. Avec l’effondrement de son autorité, celui-ci est descendu de son piédestal. Il ne pouvait qu’advenir alors un effondrement du niveau scolaire. C’était inéluctable. A apprendre tout seul, l’élève ne pourrait jamais refaire de lui-même, comme par magie, le parcours intellectuel qui avait demandé des siècles de tâtonnements et de recherches à tant d’hommes sagaces avant lui. Je me souviens que dans les années 80, il était bien vu pour un enseignant en mathématiques de faire construire l’ensemble ℤ des entiers relatifs par ses élèves de cinquième. Diable ! Un véritable défi que jamais professeur ne s’est vanté d’avoir relevé. L’ambition était si démesurée.
Au final, un élève livré à lui-même, des parents qui lui donnent par avance raison, une figure du maitre dépréciée, un système de moins en moins exigeant dans l’acquisition des connaissances, et vous avez une abêtissement de la population qui se développe à vitesse grand v. On demande au maitre de devenir un psy sans diplômes mais avec de la bienveillance pour l’élève. Quant à l’élève, on l’invite à être son propre maitre. Mais comment cela peut-il fonctionner, l’élève n’ayant pas a priori atteint l’âge de raison ? Ne pas recevoir l’éducation appropriée ni d’instruction de la part d’adultes qualifiés, ça ne peut pas bien se terminer. Résultat, le bateau coule.
Difficile avec tout ça de ne pas penser que ce nivellement par le bas a été voulu, qu’il a été pensé et mis en œuvre. Lorsqu’on veut grand remplacer un peuple par un autre plus malléable, pensez-vous qu’on va mettre des moyens dans son instruction ? On le flatte plutôt et, sans bourse délier, on le laisse s’abrutir.■
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