Je ne le crois pas. Trop d’éléments militent en ce sens. Et je ne confonds pas le bonheur collectif avec le mien, tel qu’il me semble l’avoir vécu. Les deux ont seulement coïncidé. Les jeunes d’hier, ceux de ma génération, ont eu cette chance inouïe dans l’histoire de vivre une des rares périodes de paix et d’allégresse. Contrairement aux jeunes nés en l’an 2000, ceux de ma classe d’âge avaient-ils peur de croiser dans la rue des afghans ou des tchétchènes, la haine chevillée au corps, prêts à les égorger au moindre prétexte ? Avaient-ils peur du chômage de masse ? Eprouvaient-ils l’appréhension de se voir projeter dans une guerre contre une puissance nucléaire telle la Russie ? Est-ce qu’ils redoutaient que des épidémies essaiment leurs rangs ? Les chansons qu’ils écoutaient sur leurs magnétophones broyaient-elles du noir, ressassaient-elles de sombres pensées ? Non, rien de tout cela !
Permettez-moi de vous dire que nos préoccupations politiques se limitaient à la critique de Giscard ou à savoir si nous serions de la prochaine manifestation contre Saunier-Seïté. Nos chansons nous entraînaient vers des contrées inconnues. Nous rêvions à des horizons vantés par les hippies. Nous nous prenions à rêvasser à des amours au beau milieu d’un champ de fleurs, à des hôtels California ou encore à des maisons bleues perchées sur les hauteurs de San Francisco. Les airs que nous fredonnions étaient source d’évasion avant tout. C’étaient de la gaité en tubes, des appels au flirt, des marches vers le paradis, comme aurait dit Led Zeppelin. Seuls des êtres torturés comme Léonard Cohen ou Graeme Allwright s’apitoyaient encore sur les malheurs de la dernière guerre, et, même chez eux, les textes les plus obscurs faisaient preuve d’un onirisme étincelant, à l’image de cette complainte en mémoire à Suzanne. Je ne dis pas que tout était rose alors. Je dis qu’en ce temps-là l’atmosphère était à tout voir de préférence en rose.
Nos jeunes années furent donc insouciantes, porteuses de messages d’espoir. Notre optimisme était naturel. Sans calcul. Sans manière. Sans violence. On le portait à la boutonnière. Il s’exprimait jusque dans nos tenues. Nous ne reculions pas devant le port de couleurs vives, devant des foulards aux motifs cachemire ou des chemises fleuries. L’époque était bigarrée, quand aujourd’hui elle s’affiche toute de gris ou de noir vêtue. Même nos voitures sont logées à cette enseigne. Leurs calandres sont aussi moroses que les effets de leurs conducteurs.
L’éducation avait alors de l’ambition : nous emmener vers l’excellence. En retour elle redoublait d’exigence envers nous. Il fallait toujours faire mieux. Pas seulement dans nos études, mais également au quotidien dans nos rapports avec nos semblables. Le respect des vieux, la courtoisie envers le sexe féminin, le goût de la conversation n’étaient pas des vœux pieux, mais un art de vivre qu’on nous inculquait et qu’on prenait plaisir à cultiver. Que les échanges étaient divins à l’ombre des jeunes filles en fleurs ! L’amour courtois, loin d’être livresque, nous le pratiquions avec un art consommé, même si parfois ces demoiselles avaient l’amour vache. Nous n’aurions jamais osé imaginer nous comporter comme ces caïds de quartier qui invectivent les filles, les rudoient en feignant de les draguer ou, pire, organisent des tournantes. Nous étions sur ce plan les enfants d’Eric Rohmer. Bercés par la galanterie naturelle du cinéaste, nous courions voir son Perceval le gallois ou ses Amours d’Astrée et de Céladon. Hélas, combien de milliards d’années-lumière nous séparent de ce bon vieux temps !
Chaque époque revisite les grands classiques. Les aventures d’Hercule Poirot n’y ont pas échappé, qui ont dû se prêter à l’exercice. En particulier, la célèbre Mort sur le Nil. Au crépuscule des années 70, John Guillermin nous en offrait une version grandiose, écrasée de soleil, servie par une musique de Nino Rota digne des plus grands péplums. Et bien que la mort fût au rendez-vous sur la terre des Pharaons, le film n’en éclatait pas moins de splendeur. Il s’en dégageait une volupté envoûtante et beaucoup de charme. Comparez maintenant cette version à celle qu’a signée Kenneth Branagh en plein covid. Il n’y a pas photo.
Tenant à faire original, Branagh choisit de plaquer des airs de jazz sur ses images de bateau à aubes et transforme ainsi le Nil en Mississipi. Pourquoi pas ! Seulement dans son obsession antiraciste, qui ne va pas toutefois jusqu’à faire du peuple égyptien un acteur à part entière du film, le réalisateur se perd dans un pessimisme accablant. Sa Mort sur le Nil s’achève comme elle a commencé. La fin se noie dans une ambiance de désolation, au fil du long cortège de cadavres qui quitte le bateau, faisant écho aux horreurs des tranchées de Verdun du début. Même la fameuse moustache de Poirot ne doit plus rien à son extravagance. Elle n’a qu’une nécessité, celle de dérober au regard de vilaines blessures occasionnées par la guerre. Quant à l’humour du détective belge, il a totalement disparu. Les autres adaptations, que Kenneth Branagh a faites des œuvres d’Agatha Christie, vont hélas dans le même sens. Elles sont marquées du sinistre sceau de la modernité. Un froid thermomètre des angoisses du temps… A ce compte-là, avec ce style d’œuvre, la démoralisation ne peut que l’emporter.
Mais tout ça n’a pas surgi de but en blanc. Parallèlement à la destruction programmée de notre pays, c’est le fruit d’un long travail de sape des mentalités. Puis d’un travail de peur sur les esprits. Nous sommes entrés dans une époque de frayeurs concoctées par nos hiérarchies. Certaines étant adeptes du satanisme, pas étonnant que le noir soit devenu la couleur dominante. Peu à peu il a remplacé la couleur. Le laid s’est substitué au beau, l’anxiété à l’insouciance, l’inconséquence au rationnel. Ce glissement culturel, nous ne l’avons pas vu venir. Cependant, arrivés là, nous sommes obligés d’admettre que l’époque a changé du tout au tout, et pas en bien. Après l’euphorie, le stress puis la peur se sont installés. Et ceux qui sont en mesure de comparer ces deux époques peuvent en attester. D’une ère somme toute heureuse, nous sommes passés à un âge de tourmentes. L’arc-en-ciel a viré à l’orage.¾
Photo d'illustration : L’image d’une période bénie mais révolue © Nanne Tiggelman de Pixabay